Le jour où j’ai eu trente ans (Part 3)
J’aime me baigner. J’aime particulièrement me baigner dans l’océan. J’aime l’océan, la mer et les rivières. Quand je lui fait face et que son existence s’étend à perte de vue devant moi, quelques vaguelettes viennent me lécher les pieds, je regarde à l’horizon et je ressens toutes son immensité, sa force, le poids de toute cette eau en mouvement, grouillant de vie, mystérieuse dans les profondeurs. Il me semble alors que je pourrais remonter à la nuit des temps quand tout a commencé par une planète d’océan. Il me semble que je peux retourner dans le ventre de la vie. Je m’avance alors et la fraîcheur de l’eau, le mouvement des vagues sur mon corps m’invite à communier avec le mystère de la création elle-même. La mer, partout, m’accueille en son sein et je danse avec elle. Je ressors presque toujours de ce bain, l’esprit lavé, avec le sentiment d’avoir communié avec la Nature, de me connecter avec l’Univers lui-même, minuscule et vivante dans son immensité mouvante.
Et je pourrais alors écrire “Souviens-toi que tu viens de l’océan et que tu retourneras à l’océan”.* Là où la vie a pris forme, là où notre existence a commencé, là où le mystère demeure. Plus profond et plus sombre que la surface de la Lune, aussi riche que le Cosmos.
Je ne sais pas si Janis ressentait le même appel mystique pour l’océan mais elle a souhaité qu’à sa mort ses cendres soit dispersées à sa surface et s’immergent ainsi pour la fin des temps. Et aujourd’hui, j’ai trente ans, trente ans que je suis, trente que je respire, trente ans que j’apprends à vivre, trente ans que je ris, que j’observe, que je pleure, trente ans que je désire. Et aujourd’hui, je veux nager dans l’océan avec les cendres de Janis Joplin.
Je roule pendant plus d’une demi-heure, virage après virage. La perspective d’une mer glacée infestée de requins blancs ne m’arrêtera pas. Je caresserai les squales s’il le faut.
À 4 p.m., je suis à Stinson Beach, allongée sur une serviette, je contemple le Pacifique. Le temps est brumeux, venteux et frais, autant dire que je ne suis pas pressée de me mettre en maillot de bain. Je me demande si tous ces gens ont conscience qu’ils se baignent avec les cendres de Janis Joplin… Petites particules flottantes, enfouies dans les profondeurs, gobées par les poissons, emportées vers d’autres rives, dissoutes dans les vagues.
Je pense à Janis, à toute la route que j’ai parcourue pour être ici à cet instant. Et si cette histoire était juste dans ma tête ? Dans la réalité, il n’y rien. Pas de signes. Juste le hasard. D’autres vies. Et la mort. Je serre dans mes mains le sable tiède et fin. Une larme coule. Je suis seule, loin de tous, sur une plage froide. Il n’y a que moi et ma capacité à aimer la vie (“et l’aimer même si le temps est assassin et emporte avec lui les rires des enfants”**). À l’aimer telle qu’elle est. Pour ce qu’elle est simplement.
J’attends que le vent chasse quelques nuages puis je me déshabille. Dès que mon corps est habitué à la température extérieure, je me lève et marche d’un pas décidé en direction de l’océan. L’eau du Pacifique est plus froide que la Mer du Nord ! Je prends mon temps, tout mon temps. Je reste plusieurs minutes l’eau à mi-cuisses, les yeux tournés vers l’horizon. Heureusement, pas d’aileron en vue… Seul l’océan qui s’étend avec puissance vers l’infini. Je plonge enfin toute entière, je nage sous le poids de l’eau, expirant l’air contenu dans mes poumons. Je bois la mer, je me lave de ce liquide transparent et scintillant, j’enfonce mon corps dans le sable mouillé et regarde les paillettes sombres repartir à la mer. Je reste longtemps, nageant, flottant, ballottée par les vagues, emportée par les courants, caressée par la brise. Je sors, couverte d’eau, de sel, de sable et des cendres potentielles de Janis, je souris ! Je ris, je pleure ! L’eau salée ruisselle sur ma peau et je ressens alors toute cette vie qui coule en moi. J’éclate de rire et verse des larmes qui ont le goût de la mer. Je dois avoir l’air folle. Je le suis probablement, et alors ? Essayez et vous verrez ! On en reparlera…
Je suis peut-être profondément liée à Janis Joplin mais à cet instant, je prends conscience de cette évidence : il y a une énorme différence entre elle et moi. Elle est morte. JE SUIS VIVANTE. Moi, je suis en vie, moi, je peux sentir le vent, le soleil, le froid de l’eau, entendre la musique, rire avec les autres et m’émerveiller devant la danse d’un petit cerf-volant rouge sur le ciel bleu. Et encore, et encore, et encore !
Je touche mon désir du doigt. Je le prends à pleines mains. Je sais ce que je veux pour mon temps à venir… Je sais ce que je désire pour ma vie au plus profond de moi. Et je murmure le nom de l’idole de ma jeunesse. De l’idole de ma vie. Je sais qu’elle est là sur le chemin, bientôt, je la rencontrerai… Et je serai prête.
J’ai trente ans aujourd’hui et comme hier, comme demain, c’est le premier jour du reste de ma vie.
The Tree of Life…!
*“Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière.” (Genèse, 3-19)
** Mistral Gagnant – Renaud
September 21, 2011
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