Le jour où j’ai attrapé le Cosmico Blues (Part 2)

Je croque dans une tomate cerise et je vois un jeune homme s’approcher.
– “Hi… Do you have a lightner ?”
– “Sure !”
Il allume le barbecue et prend une grosse saucisse sous plastique dans le réfrigirateur.
Moi je scrute l’horizon, toujours à la recherche de Janis Joplin…
En réalité, j’ai pas compris l’intégralité de sa question, juste le mot “lightner”. Et c’est pareil lorsqu’il se met à nouveau à parler, je comprends juste “from”…
– “From France ! And you ?”
Là, je devine “Brisbane”, mais je comprends “Australia” et je me dis ok, c’est normal, c’est pas juste que j’ai fait aucun progrès en anglais, ou même qu’il a un défaut d’élocution, c’est l’accent !!

On commence à discuter, comme deux étrangers, seuls au milieu du désert et qui ont personne d’autre à qui parler… Après tu viens d’où : tu vas où, tu fais quoi, depuis combien de temps t’es là, pourquoi t’es là…
Ce mec est un artiste, enfin, encore un peu en gestation si j’ai bien compris, qui se fait un trip de plusieurs mois aux États-Unis, un peu à la dérive, pour voir les sites artistiques les plus intéressants. Il est ici pour Don Judd (“Of course !”), il est arrivé il y a cinq jours avec des amis mais les amis ont taillé la route vers la Californie et il est tout seul depuis deux jours.
– “C’est quoi ton plat français préféré?”
– “C’est trop dur comme question, il y en trop… Et ça suppose que j’exclue les entrées et les desserts, c’est pas possible ! Enfin, s’il faut choisir, je dirais la flamiche aux poireaux de ma mère. C’est pas une grande cuisinière ma mère, mais ça elle le fait hyper bien ! Et toi, c’est quoi ton plat australien favori?”
– “Ben, en Australie on a pas vraiment de spécialité, c’est surtout, tu vois, le dimanche on se réunit autour d’un barbecue…”
– “Ah oui, c’est vrai, j’avais oublié ! Mes amis m’ont parlé de cette passion que vous avez pour le barbecue, ça explique la saucisse grillée je suppose…”

Je lui propose des tomates. “No thank you”. Il me propose de la saucisse. “No thank you”. J’allume une clope.

– “Tu lis “No Country For Old Men”…”
– “Tu l’as lu ?”
– “Non.”
– “T’as vu le film ?”
– “Non.”
On parle de Cormac McCarthy, de “La Route” (parce que c’est le seul que j’ai lu) et des frères Cohen.
– “Ouais, je le lis parce que ça se passe ici, près de Marfa. C’est là qu’ils ont tourné le film d’ailleurs…”
– “Sympa…”

– “Et tu vas aller où après ?”
– “Je voudrais rejoindre l’Utah. Je sais pas, j’aimerais rester encore un ou deux jours à Marfa et après j’irai à Fort Stockton.”
– “Oh, t’as une voiture !”
– “Non.”
– “Bah, comment tu vas faire alors ? Ça fait une trotte…”
– “Je sais pas encore, je verrai… Je vais peut-être trouver un vélo…”
– “Un vélo ??? Fort Stockton, c’est pas la porte à côté… Bon courage !”
Je me marre intérieurement…
– “Je vais à Tucson demain. Je passerai pas par Fort Stockton, mais je peux te déposer quelque part en chemin si t’as besoin.”
Et voilà ! Je le connais pas depuis 15 minutes (et je le connais pas en fait), et moi je propose ça comme ça, sans même un sourire, comme une bonne samaritaine que je suis ! Lui, il sourit légèrement, un peu surpris. Moi, je sais pas pourquoi, mais je suis imperturbable. Limite blasée. J’ai l’impression qu’on est juste deux paumés sur la route…
– “Je sais pas, j’aimerais bien rester encore un ou deux jours à Marfa…”
– “Tu fais comme tu veux, moi je disais ça comme ça… Si t’as besoin… De toute façon j’y vais ! Alors c’est toi qui vois… Mais si tu veux venir, faut que tu saches que je veux pas décoller d’ici après 10 a.m., la route est super longue. Je pense que je serai à la réception vers 9.30 a.m.…”
– “Je vais y réfléchir, mais merci d’avoir proposé.”
J’acquiesce de la tête.
“You’re welcome.”

– “Tu sais que c’est un australien qui a gagné le Tour de France cette année ?”
– “Je l’ignorais… Mais c’est bien, je suis contente pour vous…!”
C’est un fan de sport… Mais il y connait pas grand chose au foot (“soccer”) alors ça va, je peux tenir 30 secondes de conversation, et avoir la sensation de maîtriser le sujet !

– “Bon, tu m’excuses, mais je vais devoir te laisser, j’ai des trucs à faire.”
Et je le plante là, avec sa saucisse.

Plus tard, alors que la nuit tombe, je le recroise attablé sur la terrasse avec son ordinateur portable. Il regarde une carte sur Google Maps. Je lui lance un “Good night !”
– “Attends ! Tu vois, je suis en train de regarder… Si je viens avec toi demain, on va passer devant Marfa Prada… C’est juste là, après Valentine…”
– “Hum, Hum !”
– “Mais je sais pas, je vais peut-être rester encore un jour ou deux à Marfa…”
– “Tu fais comme tu veux, c’est juste… Si tu veux, tu sais que tu peux. Good night !
– “Attends, je te montre les règles du football australien !”
– “Hum, impressionnant… Bon… Good night et si je ne te revois pas, comme disent les américains : take care and have safe travel !

Un croissant de lune éclaire à présent le campement, je prends garde à ne pas marcher sur un serpent, un scorpion ou tout autre être vivant chatouilleux… Je me marre à nouveau, je parierais bien un million de dollars qu’Alec fera le voyage avec moi demain, il a trop envie de voir Marfa Prada, et il a pas de meilleur plan pour sortir de ce trou.

Je prends une longue douche et applique la crème prescrite par le médecin sur chaque millimètre carré de mon corps. Méticuleusement. Vigoureusement. En masse. Quoiqu’en dise le médecin, je serai à Tucson demain soir !

Quand je me couche ce soir-là, de drôles de lumières éclairent ma yourte. À croire qu’un vaisseau spatial survole le patelin… Au loin, des chiens hurlent à la mort. Tout autour de moi, des bruits étranges, comme si on jetait des tous petits cailloux sur la toile tendue.
Je tombe dans un profond sommeil. Je rêve d’une grande bâtisse française du XIXe siècle, les grosses pierres blanches et lisses des murs sont recouvertes d’une poussière grise qui ne semble pas vouloir partir. Quelque part au rez-de-chaussée, un jardin et un immense magasin rempli d’étoffes chatoyantes qui scintillent à la lumière des anciens lustres de cristal, suspendues au mur, disposées sur des tables en bois ou rangées dans des vieilles vitrines en verre. La vendeuse, une sale bonne femme aux cheveux teints, me regarde de travers alors que je me penche vers une vitrine pour lire les étiquettes de prix jaunies.

Mais toujours aucun signe de Janis…

 

August 10, 2011

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